Le Gujarat, pépinière d’entrepreneurs

En Inde, l’Etat du Gujarat est réputé pour son dynamisme économique. Lors de sa campagne électorale, l’actuel Premier Ministre Narendra Modi, ancien Ministre en Chef du Gujarat, a d’ailleurs largement capitalisé sur cette image pour gagner la confiance de ses électeurs. Certes, les gouvernements successifs ont historiquement encouragé la mise en place d’un environnement favorable aux affaires, mais c’est avant tout grâce à l’esprit entrepreneurial de ses communautés marchandes que la région a prospéré. Les Tata et Ambani, aujourd’hui à la tête des plus grands conglomérats indiens, sont originaires de cette région de l’ouest de l’Inde. Comment expliquer une telle fièvre entrepreneuriale dans cet Etat de 60 millions d’habitants ?

 

Les explications de Yves-Marie Rault, spécialiste de l’Inde et de ses classes moyennes. Sa thèse de doctorat, qu’il poursuit au CESSMA (université Paris Diderot), porte sur les créateurs d’entreprises dans le Gujarat, en particulier dans le secteur pharmaceutique.

 

L’entrepreneuriat au Gujarat, une stratégie de survie

Gujarat map of IndiaAvant de devenir un Etat de l’Inde en 1960, le Gujarat est une région historique et culturelle dont les frontières politiques fluctuent au gré des invasions de voisins expansifs – rajputs, moghols, marathis. De plus, accablés par des sécheresses et des inondations à répétition, les Gujaratis ont depuis longtemps mis en place des stratégies de survie.

En l’occurrence, le commerce. Pour assurer leur approvisionnement et diversifier les risques, les marchands gujaratis ont construit de vastes réseaux d’échange dans lesquels le Hawala, un système de paiement informel basé sur la confiance, joue un rôle très important. De l’Afrique à la Chine, le Gujarat s’enrichit grâce à l’exportation de ses cultures de rente comme l’indigo, le coton, le tabac, l’arachide et la canne à sucre, devenant une plaque-tournante majeure du commerce régional, et notamment du commerce de l’opium avant que les colons anglais ne mettent fin à ce juteux trafic.

Il faut aussi souligner le rôle majeur de ses communautés marchandes. Côté hindou, les Banias, spécialisés dans la finance et dans le commerce, facilitent les échanges à tel point que cette jati (sous-caste) devient synonyme de « marchand » dans le vocabulaire colonial. Avec ses Jains, ses Parsis (zoroastriens), ses Memons, Bohras, Khojas (musulmans) et plus récemment ses Patel (hindous), anciens propriétaires terriens, le Gujarat est riche d’une mosaïque de groupes socio-culturels portés vers le commerce et dont la multiplicité des réseaux fait la prospérité économique de la région.

 

Une culture familiale de l’entreprise…

Traditionnellement, la création d’entreprise est une affaire familiale : le chef de famille veut soit diversifier ses activités, soit placer son fils à la tête d’une nouvelle entreprise. Souvent les deux. L’idée étant avant tout de faire rapidement fructifier le capital économique accumulé au fil des générations.

Il n’est pas rare que l’entrepreneur fasse appel à la famille élargie, palliant ainsi la rareté du capital risque et des prêts bancaires en Inde. Il n’est pas tabou de solliciter l’aide financière de ses cousins, nièces, neveux, parents par alliance, amis. Si, de plus en plus, la tendance actuelle est de recruter selon les compétences des candidats à l’embauche, les directeurs d’entreprise gardent une prédilection forte pour les membres de leur propre communauté, qu’elle soit familiale, sociale, ou religieuse.

Contrairement à l’entrepreneur français qui se retrouve facilement isolé lorsqu’il lance son affaire, l’entrepreneur gujarati, et plus généralement l’entrepreneur indien, peut compter sur le soutien de sa cellule familiale. Avec la confiance dans l’avenir, c’est sans doute un important facteur explicatif de la propension des Indiens à prendre des risques. En clair, c’est tout le groupe familial qui s’implique dans la réussite de l’entreprise.

 

Le Gujarat et l’art du réseau

Lorsqu’en 1991, l’Inde a commencé à s’ouvrir sur l’extérieur, le Gujarat était déjà, en quelque sorte, un Etat mondialisé. Par exemple, on estime que 30% de la diaspora indienne est composée de Gujaratis, qui conservent un attachement fort à leur lieu d’origine, expliquant pourquoi le Gujarat est une destination majeure des investissements directs à l’étranger en Inde. Dans les pays d’émigration, les Gujaratis ont su s’imposer dans des niches spécifiques comme aux Etats-Unis où la communauté des Patel, arrivés en masse dans les années 1960, détiendrait la grande majorité des motels du pays.

Tout est question de réseau : les Gujaratis savent à quel point les nœuds et les liens sont utiles dans les affaires, tant sur le marché intérieur qu’à l’étranger. Nombreux sont les les entrepreneurs qui se lancent dans la production ou le commerce de produits pharmaceutiques, qui grâce à un cousin éloigné au Kenya faisant commande, qui grâce à un oncle pharmacien suggérant les produits les plus demandés.

 

Entreprendre au Gujarat au 21ème siècle

On retrouve aussi cet esprit d’entreprise chez les jeunes générations. Après quelques années passées comme cadre ou employés dans une entreprise, nombre de jeunes Gujaratis, frustrés dans leurs fonctions, se disent piqués par le moustique de l’entrepreneuriat. Et comme leurs amis et leurs parents, ils décident de lancer leur affaire, petite ou grande.

Ils ont l’avantage d’un écosystème plus favorable à l’entrepreneuriat que dans d’autres Etats indiens, ce qui a aussi pour effet d’attirer des entrepreneurs qui ne sont pas originaires de l’Etat. Les incubateurs d’entreprises sont par exemple très nombreux dans une ville comme Ahmedabad où il en existe plus d’une vingtaine, souvent rattachés à des écoles de commerce, qui y sont légion.

IIM_Ahmedabad_©Maulik Kansara

IIM_Ahmedabad_©Maulik Kansara

Outre le rôle persistant des individus issus de familles d’entrepreneurs, on assiste aujourd’hui à l’émergence d’une catégorie d’entrepreneurs ultra-qualifiés originaire des prestigieux IIT (Indian Institute of Technology), IIM (Indian Institute of Management), ou des meilleurs universités anglaises ou américaines. Ayant souvent eu des expériences professionnelles à l’étranger ou dans de grandes entreprises, ils décident de monter leur entreprise en Inde. Les Indiens de la Silicon Valley ont notamment joué un rôle central dans le développement rapide du secteur des nouvelles technologies en Inde.

 

L’entrepreneuriat au Gujarat, un modèle pour l’occident ?

L’entreprenariat en Inde a des spécificités propres qui ne sont probablement pas reproductibles à l’étranger. Leur force vient sans doute d’ailleurs de leur ancrage fort dans leur territoire. Dans le cas de la pharmacie, les réseaux locaux sont très importants pour maitriser une chaine de distribution très complexe, avec beaucoup d’intermédiaires. Sans contacts, impossible de réussir dans ce secteur.

Les entreprises du Gujarat ont aussi leurs points faibles … mais savent les compenser. Dans l’industrie pharmaceutique, les Gujaratis sont d’excellents commerçants, mais sans doute de moins bons techniciens. Ils ne créent pas la technologie, en revanche, ils savent où la trouver. Il faut dire que les stratégies d’entreprise prennent peu en compte le long terme, expliquant sans doute pourquoi si peu d’importance est donnée à la recherche. La valeur ajoutée des Gujaratis est donc avant tout dans leurs stratégies commerciales : dénicher des marchés improbables, mettre en place des business plan bien ficelés, des systèmes de management innovants…

Hyderabad genome valley ©theCydonian

©theCydonian

Dans tous les cas, la recherche de nouvelles molécules ou de nouvelles formules pharmaceutiques requiert des investissements très lourds, et reste très largement le fait des grandes entreprises. Or 80% des entreprises pharmaceutiques gujaraties sont de petite taille. Elles ont les moyens de produire des médicaments à des prix très bas, permettant de concurrencer la Chine dans les pays émergents, et ont l’assurance d’un marché indien en plein boom avec la croissance simultanée des classes moyennes, du système de santé, et des maladies chroniques. Mais elles n’ont pas les moyens d’avoir leur propre R&D, malgré l’existence d’écoles de pharmacie de haut niveau et le développement de pôles d’innovation comme en 1999 avec la « Genome Valley » à Hyderabad, spécialisée dans la recherche et la production en biotechnologie.

Longtemps pointées du doigt, parfois à raison, pour la mauvaise qualité de leurs produits, les entreprises pharmaceutiques indiennes ont fait l’effort d’investissement qui leur a permis d’obtenir les certifications requises pour exporter sur les marchés les plus sécurisés. Aujourd’hui adossées à une industrie qui produit maintenant elle-même la plupart des machines requises dans la production de médicaments, les entreprises indiennes regardent avec beaucoup d’appétit les juteux marchés européens et américains.

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